La cabane (2009)

La cabane (2009)

Photo de couverture par Alex Gorham sur Unsplash


Comme à chaque vacance, les Sauvignon arrivent à dix heures à Jumièges, charmant village normand lové au creux d’un méandre de la Seine. L’aîné des enfants, Victor, aide ses parents à décharger la voiture, les trois plus jeunes, eux, se ruent au potager voir si quelque fraise précoce pointe le bout de son nez. Seul Jules contourne la maison avec une précipitation maîtrisée et se dirige vers la clôture.

Depuis qu’il est levé, Aurélien Cytron attend son compère de toujours sur le chemin de halage. Il s’est ennuyé une petite heure à lancer des cailloux dans le fleuve, retenant son souffle à chaque bruit de voiture qu’il entendait au loin. Voilà une dizaine d’années qu’à chaque séjour les Cytron sont là la veille du jour où les Sauvignon arrivent car les Cytron aime devancer les embouteillages ; alors évidemment, Aurélien sait reconnaître la voiture des Sauvignon. Ce matin-là, trois autres voitures lui ont donné un fol espoir mais, lorsque peu avant dix heures, il a entendu le crépitement des graviers de la route qui vient du village, il a bondi et s’est perché à la barrière, scrutant le coin de la maison duquel Jules Sauvignon allait apparaître quelques minutes plus tard.

Avec force cris, les deux amis sont à nouveau réunis. Ils piaillent et ils s’esclaffent mais bientôt les voici redevenus silencieux et secrets. Aurélien explique à Jules ses dernières trouvailles : un nouveau subterfuge pour tromper la vigilance de leurs parents, un grenier de grange où personne ne va jamais qui ferait un parfait quartier général, de magnifiques fraises à quelques minutes en vélo… « Elles sont où les fraises ? » Absorbés dans leur conversation confidentielle, les deux garçons n’avaient pas vu Damien, le cadet des Sauvignon, se glisser le long de la haie jusqu’à eux. Jules se met alors à aboyer sur son jeune frère qui part en pleurant. Les deux amis n’ont pas le temps de décider quelle sera la sentence que recevra Damien pour son délit d’espionnage car déjà le père Sauvignon crie au rassemblement. À peine retrouvés, Jules et Aurélien se séparent. Ce dernier traîne les pieds sur le chemin de halage, à nouveau seul.

Lorsqu’il arrive à la barrière de son jardin, sa mère endimanchée l’attend de pied ferme sur le pas de la porte. Dûment sermonné, il monte à contrecoeur l’escalier pour ôter ses vêtements de chiffonnier et s’habiller dignement comme dirait Maman. Quand il monte dans la voiture avec son pantalon trop grand, son père vitupère de leur retard.

À l’église, il aperçoit la fratrie Sauvignon mais déjà sa mère le pousse sur un banc à une dizaine de mètres de celui de ses voisins. Ce n’est qu’à la sortie de la messe qu’il peut approcher Jules. « Je te montre la grange cet aprèm ?

– Évidemment !

– Je passe te chercher à deux heures ?

– Ah ! Plutôt à l’heure du goûter : mes cousins viennent chasser les œufs avec nous et restent pour le déjeuner. »

Un peu dépité de ce rendez-vous tardif, Aurélien remonta dans la voiture de ses parents. À la maison, Aurélien se lança dans la traditionnelle chasse aux œufs de Pâques, il adorait ça. Avec les années, il avait fini par connaître toutes les cachettes possibles du jardin alors il avait mis au point une nouvelle technique : au lieu de fouiller, il regardait les endroits où l’herbe avait été foulée, où les feuilles étaient abîmées. C’était un vrai travail de détective où il lui fallait être minutieux pour ne pas brouiller les pistes et qui rallongeait sa chasse d’une bonne demi-heure. Alors qu’il se concentrait fort pour savoir si la quantité de pétales de cerisier par terre était naturelle, il entendit de grands éclats de rire. Il se faufila sur le chemin de halage, dépassa la maison qui séparait la sienne de celle des Sauvignon et vit tous les enfants courrant les uns avec les autres, se chamaillant les œufs, se faisant des blagues. Pas un ne l’aperçut. Pas même Jules. Il alla déjeuner à un restaurant de Yainville, seul avec ses deux parents. Lorsqu’ils rentrèrent, Aurélien vit en passant les Sauvignon attablés au jardin, ils étaient une dizaine en train de rire et manger.

À quatre heures piles, il retourna chercher son ami. La nature en fête les engloutit à bras ouverts lorsqu’ils passèrent l’orée de la forêt. Ils pédalèrent une demi-heure avant d’arriver à Duclair, ne prêtant attention ni à la brise qui les portait, ni aux pâquerettes, ni aux pétales des arbres qui tapissaient l’herbe foisonnante et moelleuse. Ils parvinrent à la grange, c’était un édifice à trois murs, assez haut et qui servait de préau pour deux chevaux lorsqu’il pleuvait et d’entrepôt pour les fourrages et quelques machines agricoles. Une échelle menait à une mezzanine regorgeant de bottes de foin. Aucun doute : ils seraient bien ici.

« Il n’y a personne qui vient là ?

— Oh si, pour s’occuper des chevaux ! Mais tant qu’il n’y aura pas de fourrage à rentrer ni sortir, personne ne montera ici.

— Et les voisins ?

— Je n’en ai pas vu, il n’y a pas de maison au bout du chemin. On ne nous observera pas.

— Sensas ! Et derrière le talus, là ?

— Des ronces, je ne me suis pas approché.

— Allons voir ! »

Ils descendirent du grenier, passèrent sous la clôture électrique des chevaux et coururent au bout du pré.

« Ah mince, il y a tellement de ronces qu’on ne peut pas passer.

— Jules, regarde-moi ça ! »

De derrière la haie, il leur avait été impossible de le voir mais à présent qu’ils s’étaient rapprochés, une baraque de bois abandonnée les narguait, à vingt pas seulement derrière les ronces. Encore mieux que la grange, juste ce qu’il leur fallait ! Ils se précipitèrent vers le cabanon mais durent renoncer bien vite après s’être fait écorcher une bonne douzaine de fois chacun. Ils décidèrent d’aller chercher des cisailles à la maison. Ils pédalèrent à en perdre haleine jusque chez les Sauvignon, prirent des outils dans la remise, les cachèrent dans les sacoches du vélo d’Aurélien et allaient partir quand :

« Qu’est-ce que vous faites ?

— Rentre à la maison Damien !

— Qu’est-ce que vous faites ? insista le petit garçon.

— Rentre ou je vais te mettre une correction ! menaça Jules en brandissant son bras. Quelle plaie celui-là, alors ! » lança-t-il en direction d’Aurélien qui regardait, attendri, le petit Damien se précipiter dans la maison. Ils repartirent.

Il leur fallut bien trois quarts d’heure pour parvenir à la cahute. Le protocole était long : pour ne pas montrer qu’il y avait un chemin, il leur fallait couper le moins possible de branches, ne pas les laisser joncher le sol et ne pas aller en ligne directe. Toutefois, il arriva un moment où ils n’eurent plus besoin d’user des sécateurs et où le chemin semblait presque déjà dessiné.

« Ce devait être l’ancien accès, hasarda Jules. A vue de nez, je dirais que personne ne l’a utilisé depuis bien dix ans ».

Lorsqu’ils atteignirent la petite maison, Jules marcha sur un pot qui se brisa. Au bruit de la craquelure, un groupe d’oiseaux perchés non loin s’envola. Jules se baissa et ramassa un bout de fer rouillé qui s’avéra être une clef. Tout émoustillés par cette brillante découverte, ils contournèrent la maison pour trouver une porte. Ils s’aperçurent à ce point que la maison était sur le promontoire de la falaise et que la Seine coulait quinze mètres sous leurs pieds. Une vieille chaîne munie d’un cadenas fermait la porte. La clef fit sauter le loquet et bientôt ils se retrouvèrent dans l’unique pièce de la cabane où étaient entreposées des cannes à pêche.

Les deux préadolescents exultaient. Quelles joies ils allaient pouvoir connaître ! Enfin une maison secrète, connue d’eux seuls et qui serait leur. Ils imaginaient déjà les parties de jeu endiablées lors des après-midis chauds de l’été et les nuits où ils dormiraient dans les foins de la grange après s’être enfuis en catimini de leurs maisons respectives. Pourtant, il leur fallait repartir, le soir tombait et déjà, la brume recouvrait les eaux.

Le lendemain matin, lorsqu’il sonna à la porte, on apprit à Aurélien que Jules était allé chez le coiffeur. Tout déçu, il traversa le jardin mais fut vite rattrapé par Damien. « Tu me montres où c’est qu’il y a les fraises ?

— D’accord. Suis-moi. »

L’après-midi, Jules trouva Aurélien prêt à partir sur son vélo. « T’as pas vu Damien ?

— Si, tout à l’heure, je lui ai montré les fraises. Après il a dit qu’il allait chez les Debrais.

— Ah cool, je vais le dire à maman. Tu m’attends, on va au quartier général après ?

— Non, j’ai quelque chose à faire.

— Quoi ?

— Quelque chose ! »

Aurélien enfourcha sa bicyclette et partit. Jules, furieux, alla dire à sa mère où était son frère puis décida qu’il irait tout seul à la cabane puisque c’était comme ça. Lorsqu’il posa son vélo dans la grange, il remarqua tout de suite la présence de deux autres vélos. Quel menteur celui-là ! pensa-t-il en se ruant au cabanon. Aurélien n’y était pas encore entré, il se jeta sur lui : « Espèce de sale menteur ! ». Ils se donnèrent quelques coups mais la vue du visage de Damien à travers la lucarne stupéfia Jules. « Qu’est-ce qu’il fiche ici ? C’est toi qui l’a amené ? Je croyais que ce devait être notre secret ! Tu n’es qu’un traître !

— S’il ne sort pas d’ici, il ne trahira pas notre secret, répondit malicieusement Aurélien.

— Comment ça s’il ne sort pas d’ici ? On ne va pas le garder prisonnier.

— J’ai apporté de la nourriture regarde. » Le jeune Cytron montra la sacoche qu’il avait détachée de son vélo et qui contenait des paquets de biscuits.

« Mais c’est mon frère !

— Et alors ? Tu en as d’autres alors que moi je n’en ai pas un seul ! Tu peux bien m’en donner un, non ? »

L’argument n’était pas mauvais jugea Jules.

« Et pour maman ? s’enquit-il.

— On lui dira qu’il est parti vivre sa vie ou qu’il a fugué. Ne t’en fais pas, tu pourras venir le voir quand tu veux. De toute façon, tu lui cries toujours après : c’est ce qu’il y a de mieux pour vous tous d’une certaine manière.

— D’accord, mais tu me donnes le scaphandre que tu as reçu à Noël. »

Voilà comment les deux comparses auraient pu commencer un élevage intensif d’humain. Evidemment, madame et monsieur Sauvignon l’entendaient autrement. Lorsqu’après le goûter ils allèrent chercher Damien chez les Debrais et que ceux-ci jurèrent ne l’avoir pas vu, ils commencèrent à faire le tour de tous les voisins. A leur retour, Jules et Aurélien furent interrogés mais ne démordirent pas : Jules se faisait couper les cheveux et Aurélien avait laissé Damien devant chez les Debrais. A sept heures les policiers étaient prévenus et, rebelote, la visite des voisins et les questions à Aurélien. Bien sûr, l’idée de mentir à un policier ne l’enchantait pas mais c’était pour une bonne cause. Ils ne pouvaient pas comprendre, pas maintenant. Dans quelques années tout le monde verrait que c’était la meilleure chose à faire, mais pour le moment mieux valait garder cela pour soi.

Damien aussi faisait preuve de résistance, il pleurait beaucoup et essayait de s’enfuir. Il avait fallu utiliser un procédé radical. « Tu te souviens lorsque tu as mangé les framboises alors que tu n’avais pas le droit l’an dernier, Damien ? demanda Jules. Eh bien maman s’en est rendu compte et la punition qu’elle allait te donner serait si terrible que tu en garderais à jamais la trace et ne pourrais plus jamais dormir ni t’asseoir tant la douleur serait intolérable. Si tu restes ici avec nous, il me t’arrivera rien. Nous sommes ici pour te protéger. » Bien sûr, ce n’était pas le seul problème : il fallait lui trouver à manger, passer du temps avec lui à l’occuper, lui apporter des couvertures…

Deux jours après, madame Sauvignon décida pour protéger sa couvée d’interdire toute sortie du jardin. Elle ne tarda pas à être imitée par madame Cytron. Jules et Aurélien pouvaient toujours se voir mais ils ne pouvaient plus partir en escapade. « Finalement c’est pas très marrant cette histoire.

— Attends un peu, ils comprendront bientôt qu’il est parti.

— Papa et Maman pleurent tout le temps en ce moment.

— Ça va passer. Ça passe toujours. Peut-être que pour les rassurer on pourrait leur dire qu’il est mort. »

Jules ne répondit pas tout de suite. Le soir au souper, Aurélien dit qu’il avait vu un vélo dans la Seine. Aussitôt, ses parents appelèrent la police et l’ordre fut donné d’en fouiller les berges.

Comme les parents de Jules restaient sur les bords du fleuve voir si quelque chose était trouvé, les deux garçons trompèrent la vigilance des Sauvignon pour apporter à Damien à manger. Il était resté seul deux jours et la cabane empestait l’urine. Jules et Aurélien se disputèrent car c’était devenu trop risqué. Cependant, l’idée d’être punis pour avoir caché Damien ne les réjouissait guère et ils s’accordèrent pour laisser Damien encore ici au moins jusqu’à ce que la joie de madame Sauvignon de retrouver son fils dépasse sa colère contre eux.

Le lendemain après-midi, les Sauvignon reçurent un coup de fil et sautèrent dans la voiture. Jules alla immédiatement chercher Aurélien : les occasions pour nourrir Damien n’étaient pas nombreuses. Lorsqu’ils arrivèrent, la chaîne qui fermait la porte était par terre et Damien n’était plus à l’intérieur. Un sentiment de panique monta en eux. Après s’être battus comme des chiffonniers, ils rentrèrent la tête basse, divisés entre la peur d’être punis et le besoin de tout raconter. Leur dilemme fut vite résolu lorsqu’un agent de la police les cueillit à leur retour. Le propriétaire de la cabane – qui lui servait d’abri pour son matériel de pêche lorsque la saison arrivait – était tombé nez à nez avec Damien et avait immédiatement alerté la police.

En rentrant du commissariat, prêts à recevoir une correction magistrale, Aurélien dit à Jules en contrefaisant sa voix: « ‘Personne ne l’a utilisé depuis bien dix ans’ ! Bravo espèce de fin limier ! ».

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