Une balade (2009)

Une balade (2009)

Photo de couverture par trail sur Unsplash


Six heures déjà, si je ne veux pas rater le coucher de soleil je ferais bien de me dépêcher, pensai-je. Je fourrai mes pieds dans mes chaussures de randonnée, attrapai mon manteau et la clef de la chambre avant de me précipiter à l’ascenseur. A la réception je déposai les clefs. J’allais sortir quand finalement je demandai :

« Est-il encore possible de vous emprunter un vélo à cette heure-ci ?

— Nous rangeons les vélos à six heures et quart, si vous vous dépêchez ce ne sera peut-être pas encore fermé mais le vélo sera à votre charge jusqu’à demain. La nuit va tomber d’ailleurs et, si vous me permettez, je ne vous conseille pas de vous aventurer sur les chemins à cette heure-ci, les routes sont très escarpées par ici. »

Je remerciai poliment le réceptionniste puis me dirigeai vers la sortie de la terrasse de l’hôtel. La baraque à vélo était dans le parc : il me fallait me hâter un peu. De gentilles petites familles y rendaient leurs vélos, le sourire courtois et le corps suintant.
Dans ce genre de pension familiale ce qui est embêtant c’est l’air bonhomme qu’ont toutes les personnes qui vous parlent : de l’hôtesse au guide de rando, en passant par les clients et surtout sans oublier le fameux loueur de vélo :

« Mais, ma p’tite dame, vous n’allez pas sortir maintenant. J’ai tout rangé. En plus le soleil se couche. Vous n’allez pas m’enquiquiner pour un petit quart d’heure de vélo.

— Je peux louer un vélo jusqu’à et quart, il est dix. Je paierai le supplément, cela m’est égal. »

Il me regarda d’un très mauvais œil en faisant une grimace de mépris. La citadine fait son caprice. Il prit néanmoins mon nom et me confia une vieille bicyclette. Je l’enfourchai sans plus attendre et filai à travers le parc pour emprunter un chemin qui partait à flanc de montagne.

L’air frais de l’après-midi déclinant avivait mes joues et achevait de me désengourdir. Je ralentis la cadence pour profiter de cette agréable fin de journée. Je roulais à présent  au rythme d’une balade tranquille. Je savourai quelques minutes l’ombre de la forêt dans l’odeur humide des fourrés. Le bois se fit moins dense et son feuillage mordoré se mit à doucement frémir sous la brise qui venait du plateau. Je passai l’orée et la montagne reparut au nord-est. Le ciel tirait sur de chaudes teintes abricot et le relief  projetait son ombre austère sur un village en contrebas. Le pré, encore sauf de l’avancée impitoyable de la pénombre et baigné de faibles lueurs, revêtait les couleurs dorées des débuts d’automne. Je m’abandonnai quelques instants à la douceur du soir. Je savourais chaque minute : une jubilation que je connaissais mal m’enivrait.

Le belvédère n’était pas éloigné mais la route était difficile et il fallait faire à pied les derniers cent mètres. De là, la vue était imprenable. Deux vélos me doublèrent alors en passant à travers champ à dix mètres de moi sans me prêter la moindre attention. C’était un couple qui logeait à mon hôtel. Ils empruntèrent la route au bout de laquelle était le point de vue. Dans cette direction il n’y avait rien d’autre. A mesure que j’avançais l’ombre se profilait de plus en plus près et bientôt elle m’engloutit. A présent, il me fallait prendre par la droite et m’engouffrer dans les bois à nouveau.

Le chemin était caillouteux et il ne fallait pas se risquer trop sur le bord car la pente était raide. La route serpentait en descendant d’une vingtaine de mètres avant d’atteindre une cabane de chasse abandonnée à partir de laquelle le chemin ne s’empruntait plus en vélo. On voyait le premier des trois virages en contrebas et j’y aperçus le couple qui m’avait doublée. J’entendais d’ici la femme se plaindre. Le mari gardait le silence. Je leur laissai prendre un peu d’avance. J’arrivai à la cahute aux murs de laquelle deux vélos étaient déjà appuyés. Je posai le mien sur le sentier et pris, silencieuse, le chemin du belvédère. La ravine était dégagée par ici et l’on ne voyait guère que des rochers et quelques broussailles en orner la pente. Sous le belvédère, la côte se faisait plus verticale encore, c’est ce qui rendait ce panorama si grandiose. Je percevais d’ici l’écho d’une dispute. Je vis au loin le couple se quereller. Ne pouvant aller plus loin, je cherchais un recoin pour être hors de vue. A cinquante mètres à peine d’eux, je percevais les cris stridents de la femme. Puis tout d’un coup je n’entendis plus rien. Je risquai ma tête et je vis l’homme tenir fermement l’épaule de sa femme près du ravin. Il tenait quelque chose dans sa main droite. Aucun des deux ne parlait. Le soleil rendait ses dernières lueurs. Un long cri se fit entendre.

Soudain, elle n’était plus là.

Je rentrai, tremblante, ma tête dans ma cachette. J’entendis les pas de l’homme. Il s’était remis en marche vers moi. Sa marche était sûre, décidée, rapide. J’entendais chacun de ses pas. Mon cœur battait lourdement, j’avais du mal à penser, je ne pouvais estimer la distance qui nous séparait. Il se rapprochait, c’était évident mais mon pouls cognait fort. Tantôt je croyais qu’il s’était arrêté, tantôt je croyais qu’il était près de moi. Le vent du soir soufflait sur ma nuque tel que le souffle d’un homme aurait pu le faire. Le soleil avait disparu. Avec cette femme. Il ne restait que des ombres trompeuses et inquiétantes. Au milieu de la forêt. Au creux de la montagne. Mon corps tremblait. Je pris soudain conscience du silence alentour. Il n’y avait plus le moindre bruit de pas. Mon vélo était là, à quelques mètres. A portée de vue… N’importe qui aurait pu le voir. La respiration haletante, je repensai à cette femme qui venait de mourir, les pulsations de mon cœur semblèrent crever le silence. Et puis il apparut. Il tourna la tête vers moi et nos yeux se croisèrent. Un temps de silence passa, ponctué seulement de nos souffles froids. C’est alors qu’il se jeta à mon cou. « Ma chérie ! Enfin libres ! »

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