Green (2007)

Green (2007)

« Lise ? » Un homme entre deux âges me toisait.
— Tu l’as vue ?
— Je viens d’arriver.
Il s’est assis sur la chaise à côté de moi. C’est ce que j’ai toujours trouvé remarquable en Marc : il n’en disait jamais trop. Mon premier mari était de ceux qui veulent focaliser l’attention sur eux ou au moins qui ont besoin de se sentir aimés, voire adulés. En épousant une jumelle, son couple était voué à l’échec. Mon second – et toujours actuel – époux tendait à observer un tempérament semblable à celui de Marc mais j’ai toujours eu le sentiment qu’à trop vouloir l’imiter, il en devenait plus pesant.

Finalement, est arrivé un petit moustachu qui appela nos noms. Pareille à une automate je me levai, marchai à lui, lui serrai la main et pénétrai dans un bureau contigu à la pièce où j’avais dû demeurer une ou deux heures durant. Il me fit signe de m’asseoir et Marc resta debout, la main sur mon épaule.
« A la suite d’un accident où était impliquée Mme Fouchet, nous avons…
— Comment va ma sœur ? Je veux la voir !
— L’état de Mme Fouchet a été stabilisé ; seulement, il m’est impossible de vous laisser la voir. L’opération qu’elle a subie vient de s’achever et elle est toujours en salle de réanimation.
— Comment est-elle ?
— Vivante. Elle a subi une commotion cérébrale liée à la fêlure d’un os du crâne. Le traumatisme l’a rendue inconsciente.
— Quand se réveillera-t-elle ? Va-t-elle garder des séquelles ? Quand pourra-t-elle sortir ? Est-ce qu’…
— Madame, m’interrompit-il, il est impossible de prédire dans combien de temps elle se réveillera. Le système nerveux n’a pas été touché de façon telle qu’elle puisse subir la moindre paralysie, elle s’est fêlé une côte et a eu plusieurs hématomes qui ne devraient pas la garder clouée au lit longtemps mais, je me répète, tout dépend du moment où elle se réveillera. Je ne suis pas en mesure de vous fournir d’autres informations, vous ne pourrez pas la voir avant les tests complémentaires que nous effectuerons dans deux heures si elle ne se réveille pas d’ici-là. »

Il s’est levé, et nous l’avons suivi. Marc me devançait, il a serré la main du professeur sans trembler. Pas une fois, je n’ai senti sa main crispée sur mon épaule, il restait calme, comme toujours et sa main n’était là que pour moi, que pour me dire qu’il était là.

Quelques minutes plus tard, j’entendis des cris. Maxime, son frère Charles et Mathieu faisaient encore un de leurs jeux stupides. Mon mari entra suivi de Mathilde qui se précipita dans les bras de son père. Marc la serra contre lui et salua Antoine. Voyant qu’ils ne comptaient pas faire la discipline, je me levai et éructai l’ordre de se tenir tranquilles à mes fils et mon neveu. La petite pleurait, les garçons continuèrent à chahuter. Assis, un couple de vieux devisait sur le choix d’une femme de ménage. Un portable sonna d’une de ces affreuses sonneries. La femme qui décrocha parlait fort, trop fort. La boniche virtuelle fit ce qu’elle savait le mieux faire, elle déclencha une scène de ménage : la vieille du vieux s’égosillait à s’en époumoner. Tout ce bruit… Ç’en était trop pour mes oreilles et je me jetai hors de la salle, je préférais encore la pluie à cette cacophonie opprimante. Sous l’auvent, je regardai la pluie tomber, j’étais frigorifiée mais savourais le vent qui venait me glacer et qui chassait par là tout le brouhaha inutile qui m’avait asphyxiée. Quelques personnes emmitouflées se précipitaient dans l’hôpital sans que j’aie le temps de voir leurs visages et c’était tant mieux. En cet instant même je ne voulais plus voir personne, sauf ma sœur. Quelque part, je savais que c’était faux : j’avais peur, j’étais morte d’inquiétude et j’aurais voulu que mon mari, ou Marc, ou un membre du personnel, ou qui que ce soit vienne me voir, me demande si ça allait, me dise que j’allais attraper la mort à rester dans le froid. Personne n’est venu. Et j’avais peur de voir ma sœur plus qu’autre chose. Nerveusement, j’ai farfouillé dans ma poche pour trouver une cigarette. J’ai enclenché le briquet, la flamme s’est éteinte. Je me suis retournée pour l’abriter du vent. La flamme est apparue. Et puis arrête un peu de fumer, Papa te massacrerait s’il te voyait. J’ai regardé le feu danser, j’ai relâché la pression et les yeux perdus j’ai retiré la cigarette éteinte de ma bouche. Je l’ai regardée, Lise, je t’en supplie, reste calme, c’est important. Les larmes me sont montées aux yeux.

Une bourrasque plus forte et perfide peut-être que les autres m’a fouettée en plein visage. Aveuglée, tant par le froid que par la flagellation et les larmes, j’ai battu en retraite dans le bâtiment. Dans le hall, je vis à ma gauche par l’embrasure de la porte de la salle d’attente nos enfants qui continuaient à chahuter et nos maris qui perpétuaient leur silence d’un air impavide. J’ai hésité et finalement j’ai pris la direction de l’escalier. J’ai marché au hasard des couloirs. Le silence régnait alentour. Un renfoncement dans le mur offrait quelques sièges et une baie vitrée. Je m’y assis et attendis, perdue dans ma rêverie.


« Lise, je t’en supplie, reste calme, c’est important. Lise, s’il te plait. Lise ! Ecoute-moi ! Maman a eu un accident. » J’avais essayé de la dévisager avec tout le mépris dont je faisais preuve à son égard à l’époque mais je n’avais pas réussi et j’avais fondu en larmes dans ses bras. Cela faisait des mois que j’avais refusé tout contact avec elle, m’appliquant à l’ignorer le mieux du monde. Mes pleurs ont redoublé à la pensée que quelque part cet événement malheureux me rapprochait de cette sœur que j’avais perdue. La culpabilité a intensifié le flot de mes larmes au fur à mesure que l’évidence de mon égoïsme m’apparaissait.

Quelques mois auparavant, elle s’était entichée d’un de nos camarades. Pour cacher ma jalousie, je l’avais camouflée en sentiment de trahison et avais arrêté de lui parler, me dédiant à une ignorance trop parfaite de son existence. La vérité était qu’elle me manquait. Qu’elle me manquait trop pour que j’aie l’humilité de l’avouer. Elle était restée la même, très touchée de ne plus me parler mais toujours aussi parfaite, sereine, soignée et attentionnée. Moi, j’avais changé, je m’étais coupé les cheveux, j’avais refait ma garde robe, changé mon écriture, demandé à prendre la chambre d’amis pour ne plus avoir à partager la sienne, changé de place à table pour ne plus me tenir à ses côtés ni que nos coudes s’entrechoquent en mangeant. J’avais tenté d’éliminer tous les agents de la vie quotidienne qui me faisaient lui ressembler, j’avais même échoué mon année de première pour ne pas être dans sa classe, avoir les mêmes camarades et amis. J’avais tellement tenté de m’en différencier que mon attachement à elle ne se faisait que plus flagrant.

Et ce jour d’automne où elle avait pour la première fois en presqu’un an frappé à ma porte, je ne l’avais pas regardée, poussant le volume de la stéréo pour ne pas l’entendre. Mais ses mots s’étaient frayé un chemin dans le vacarme et m’avaient touchée. Oubliant mes principes je m’étais effondrée dans ses bras et c’était sous le même parapluie que nous nous étions rendues à l’hôpital. Depuis, nous ne nous étions jamais quittées.


Mon portable a vibré. Antoine. Je n’ai pas décroché, j’ai simplement ramené mes pieds engourdis pour me lever et suis partie le rejoindre en bas. Là, le moustachu parlait avec les deux hommes. Ma sœur n’était pas réveillée encore mais les tests étaient satisfaisants ce qui nous donnait le droit de la voir. Une infirmière devait nous ouvrir la marche, je demandai où était la chambre et sans plus attendre je me ruai au travers des étages, des couloirs et des portes.

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches

Mi-marchant, mi-courant, bousculant au hasard dames en blanc et convalescents, je parvins finalement devant une porte marquée C338. La main tremblante sur la poignée, je sentais mes pulsations menacer mes veines d’implosion.

Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.

Je suis entrée dans la pièce, il y avait trois lits, celui près de la fenêtre n’était pas occupé et les deux autres étaient séparés d’un paravent si bien que je ne voyais pas ma sœur. Je passai devant le premier lit sans le voir. Puis les contours de son corps se dessinèrent sous une couverture bleue. Ses bras reposaient le long de son buste, tranquilles. Elle aurait paru rêver si un masque respiratoire et une perfusion ne la maintenaient pas artificiellement en vie.

Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches

Un tremblement m’a parcourue. Ce pal reflet d’absence sur son visage me narguait. J’ai posé ma main sur la sienne et j’ai attendu.

Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

C’est alors que sont entrés Antoine, Marc et les enfants. Mes neveux ont pleuré. Ça m’a horripilée. Antoine m’a pris la main qui ne tenait pas celle de ma sœur. Ça m’a dégoûtée. Marc est resté à regarder sa femme et à caresser la tête de sa fille. Sa placidité m’a offensée. Sans que je n’y puisse rien faire, une bouffée de haine s’est emparée de moi.

Comment pouvait-il rester de marbre ? Comment pouvait-il rester à la regarder sans chercher à la toucher, à lui parler ? Comment être imperturbable, insensible à ce point ? J’avais beau chercher, j’avais beau tenter de me mettre à sa place du mieux que je pouvais je n’arrivais pas à concevoir l’origine même de son air impassible. J’étais folle de rage qu’il ne paraisse pas ébranlé le moins du monde. J’étais folle de rage parce que je lui avais cédé ma sœur et que la voir ainsi ne semblait le perturber d’aucune façon. Je m’étais donc sacrifiée pour ça ?

Maxime a hurlé. Sans réfléchir à mon acte, ma main s’est abattue sur sa joue. Mon fils m’a regardée avec son air pleurnichard ; Marc et Antoine ont juste levé la tête vers moi mais n’ont rien dit. Leur silence m’humiliait. Je suis sortie en fureur. J’aurais voulu être seule avec ma sœur. Elle était mon sang, ma chair et ces étrangers venaient souiller de leur présence notre indicible lien. Elle était à moi. Et j’étais à présent à la porte tandis qu’eux restaient avec elle.

J’étais en colère, confusément en colère. Je ne savais pas ce qui m’horripilait. Etait-ce la peine exagérée manifestée par ces gosses qui ne savaient même pas qu’elle était une personne en dehors d’être leur mère ou leur tante ? Ou bien la compassion pitoyable de mon mari ? Ou alors la condescendance que je percevais à mon égard dans le regard de Marc ? Sans oublier d’ajouter mon impuissance face à l’état de ma sœur. J’avais l’impression d’être la seule à être honnête et je me sentais stupide pour cette sincérité.

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